Témoignage de Joël Chiron : ma vie en Bulgarie (1993-2019)
« Je lève mes yeux vers les montagnes… D’où me viendra le secours ? Le secours me vient de l’Éternel, qui a fait les cieux et la terre. Il ne permettra point que ton pied chancelle ; Celui qui te garde ne sommeillera point. Voici, il ne sommeille ni ne dort, Celui qui garde Israël. »
« Éternel ! Tu me sondes et tu me connais, Tu sais quand je m’assieds et quand je me lève, Tu pénètres de loin ma pensée ; Tu sais quand je marche et quand je me couche, Et tu pénètres toutes mes voies. Car la parole n’est pas sur ma langue, Que déjà, ô Éternel ! Tu la connais entièrement. Tu m’entoures par derrière et par devant, Et tu mets ta main sur moi. Une science aussi merveilleuse est au-dessus de ma portée, Elle est trop élevée pour que je puisse la saisir. Où irais-je loin de ton esprit, Et où fuirais-je loin de ta face ? Si je monte aux cieux, tu y es ; Si je me couche au séjour des morts, t’y voilà. Si je prends les ailes de l’aurore, Et que j’aille habiter à l’extrémité de la mer, Là aussi ta main me conduira, Et ta droite me saisira. »
« Le jour, l’Éternel m’accordait sa grâce ; La nuit, je chantais ses louanges, J’adressais une prière au Dieu de ma vie. » (Psaumes 121 ; 139 ; 42)
J’avais à peine plus de vingt ans lorsque je vis la Bulgarie pour la première fois, en simple touriste. J’avais rencontré à Nice des Bulgares, ils m’avaient invité et je m’étais laissé tenter par l’aventure. L’Europe Orientale émergeait à peine d’un demi-siècle de communisme totalitaire, y aller constituait un saut dans l’inconnu. Je ne savais alors à peu près rien de ce pays, et étais loin de me douter qu’il allait devenir le mien. Je m’attendais seulement à y rencontrer de la pauvreté, du dépaysement et des péripéties. Je ne fus pas déçu.
Je pris l’Orient Express à Paris-Est -non pas la prestigieuse composition dépeinte par Agatha Christie, mais un convoi hétéroclite de méchants wagons grinçants ; le bon vieux temps avait dû être meilleur. Deux jours et une nuit pour traverser toute l’Europe, à travers des steppes et des montagnes de plus en plus sauvages, et puis au coucher du soleil l’arrivée à Sofia.
Je me souviens encore de ces jours comme d’un rêve ; ce que je vis allait bouleverser ma vie. Sofia en septembre 1990, cela valait un décor de film. Une ville grise, vétuste. Pas de vitrines achalandées, pas de publicités sur les murs, presque pas de véhicules. Des magasins vides, des queues interminables, des tramways rouillés issus d’un autre âge. Plus encore, des gens désespérés, perdus dans la vie, qui semblaient ne pas savoir où aller, et surtout ne pas comprendre ce qui se passait. Un sentiment indéfinissable d’irréalité, celui d’un pays qui avait été capsulé, coupé du monde près de cinquante ans, opprimé de façon indicible.
Je me promenais, j’errais dans les rues ; pas un seul touriste alors, les frontières n’étaient ouvertes que depuis quelques mois. Je voulus rencontrer des chrétiens. Je pensais à ces Eglises qui avaient été persécutées, qui avaient tant souffert. Où les trouver ? Mes hôtes étaient incroyants, ils ne savaient pas. Finalement, je découvris un petit bâtiment de couleur ocre dans un quartier ouvrier, l’église baptiste. Je parvins à grand peine à déchiffrer une plaque apposée devant l’entrée, à deviner l’heure de la rencontre- je ne parlais pas un mot de bulgare- et pus me rendre à la réunion du mercredi soir.
Un moment inoubliable. Je fus accueilli avec énormément d’émotion. J’étais un des premiers étrangers à leur rendre visite. Une jeune femme parlait français, elle put me traduire. On me demanda de parler mais j’avais la gorge serrée. J’en pleurais presque. Que dire à ces gens, comment les encourager, les consoler ? Il y avait quelques jeunes, je me fis des amis. Ils m’emmenèrent découvrir la Bulgarie, les sauvages montagnes de Rila, la côte de la mer Noire. Ils me firent connaitre leur pays, ses paysages magnifiques, son histoire malheureuse, sa pauvreté.
De retour en France le quotidien reprit le dessus, mais je ne pouvais pas oublier. Je fus diplômé de l’Institut Biblique, fis mon service militaire, et déjà s’ouvraient devant moi des perspectives de ministère dans l’une de nos assemblées de la banlieue de Paris. Mais le Seigneur parla à mon cœur, et je compris qu’Il m’appelait à le servir en Bulgarie.
C’était pourtant risqué, presque insensé, dirions-nous. Je tremble aujourd’hui en pensant à mon idéalisme d’alors, mon inexpérience, mon immaturité. J’avais à peine 24 ans le jour de mon départ ; je n’étais pas marié, je n’avais pas de collaborateurs avec moi. Et surtout, je n’avais pas la moindre idée de ce qui m’attendait là bas. De nombreux amis tentèrent de me dissuader, mais finalement mon église locale, la petite mission baptiste et plusieurs frères fidèles reconnurent mon appel. Je fus notamment encouragé par un homme de Dieu remarquable, Jean Stauffacher, qui m’écrivit avant mon départ une lettre très touchante. Armé de la promesse d’un petit soutien, et de deux valises de vêtements, je partis le 2 juin 1993.
Recommandé aux soins de l’union des Eglises baptistes de Bulgarie, je rejoignis mon ami le pasteur Bojidar Igov pour un premier stage à Varna. Ces quelques mois furent des temps heureux. Je trouvai cette grande ville de la côte Est très vivante, et le soleil de l’été adoucissait les contours de la pauvreté. Le pays s’ouvrait peu à peu, et les Eglises grandissaient. Il y avait pas mal de jeunes. J’apprenais le bulgare, je visitais des groupes dans les villages, nous avons organisé un petit camp en montagne pour les jeunes. A l’automne commença mon deuxième stage à Sofia, et c’est là que les choses se corsèrent. A cette époque les Eglises n’étaient plus persécutées, mais l’exercice du culte n’était que toléré, de façon tacite. A l’exception de l’Eglise orthodoxe, toutes les autres confessions étaient considérées comme des sectes, et toute activité missionnaire prohibée. Malgré de longues démarches à la police, mon visa de touriste ne fut pas renouvelé. Les autorités découvrirent que je résidais illégalement et je fus sommé de quitter le pays sous 24 heures. Je découvrais peu à peu une réalité si intimement liée à la Bulgarie : cette opposition latente, mais incessante, à l’œuvre de Dieu. Je crus que dès le début mon travail dans ce pays touchait à sa fin. Le Seigneur cependant en avait décidé autrement. Avec un ami nous avons prié, puis tenté un plan audacieux. Nous avons pris le bus pour Thessalonique en Grèce, repassé la frontière bulgare de nuit à deux heures du matin. Puis je suis retourné au même bureau qui m’avait expulsé la veille. Là travaillait une dame qui, m’avait-on dit, était « plus gentille que les autres ». Elle me sourit, et me donna un visa pour trois mois. C’était un véritable miracle !
Je compris que si je n’avais pas un emploi légal je ne pourrais pas rester dans le pays. On m’accepta presque immédiatement comme professeur de français au lycée Pouchkine de Sofia. J’y donnai des cours plusieurs mois, mais le directeur était communiste. J’avais très discrètement partagé ma foi à quelques collègues, mais cela avait suffi à attiser sa curiosité. Il me dénonça et je fus de nouveau convoqué à la police, de nouveau expulsé. Cela aurait dû être la fin de l’histoire mais Dieu intervint encore une fois.Je repris le bus pour le sud, repassai la frontière de nuit. Cette même dame au guichet me sourit à nouveau, et tamponna mon passeport. Je n’ai jamais revu cette personne par la suite, et n’ai jamais entendu dire qu’elle ait fréquenté une assemblée à Sofia. Pourquoi avait-elle risqué sa place, et probablement sa liberté, pour me protéger ? Je ne le sus jamais. Les desseins du Seigneur sont réellement insondables.
C’était déjà le printemps de 1994. Entre temps j’avais rencontré Camélia et nous pensions nous marier. Je décidai d’aller vivre dans sa ville, à Montana. Je pensais que dans cette pauvre province isolée du nord-ouest mon séjour et mes activités seraient plus discrets que dans la capitale. En effet la police ne m’importuna plus jamais et lorsque mes papiers furent largement périmés nous avons pu nous marier en France et je reçus un visa permanent en tant que conjoint de Bulgare.
Camélia venait d’une famille très pauvre qui avait été arrachée de son petit village de Jivovtzi par la construction du barrage qui domine Montana. Son papa, qui était cuisinier, décéda d’un infarctus très jeune. Camélia était comptable dans une ferme collective en liquidation dans un village de la région. Elle vivait avec son frère, qui était sans emploi, et sa maman qui faisait la plonge dans un restaurant de la ville. C’était la misère, et pourtant ils étaient contents du peu qu’ils avaient en ces temps de chaos où plus de la moitié de la population était au chômage. Les gens vivaient de débrouille et de bricolages en tous genres : jardins, chèvres, artisanats locaux, et aussi hélas de tous les trafics possibles et imaginables.
Camélia avait été souvent malade dans son enfance ; elle avait aussi connu le désespoir de cette jeunesse des pays communistes qui avait grandi sans aucune perspective d’avenir. Mais à l’âge de 18 ans, alors qu’elle faisait une cure dans un village du sud, une chrétienne lui témoigna de sa foi. Camélia réussit à trouver la petite assemblée de Montana, qui se réunissait discrètement dans le quartier tzigane, et elle se convertit. Le communisme tomba quelques mois plus tard.
Je commençai mon troisième stage dans l’Eglise de Camélia. J’aimais bien la vie à Montana, une petite ville au mode de vie alors très rural, entourée de collines verdoyantes qui me permirent d’oublier le béton de Sofia. Mais dès le début le stage avec Roumen, le pasteur de Camélia, fut difficile. L’assemblée était assez nombreuse et accueillante, mais Roumen était susceptible et ombrageux. De plus il prêchait un légalisme oppressant. Je souffrais pour mes frères et sœurs, je prêchais la grâce, l’amour du Christ, son pardon offert gratuitement, mais je voyais le regard de Roumen envers moi devenir de jour en jour plus méfiant. Cela ne laissait rien présager de bon.
En octobre 1994, deux mois après le mariage, ma santé flancha. De la fatigue, des douleurs dans les membres, puis une fièvre dévorante. J’avais contracté une hépatite, probablement en buvant de l’eau dans le quartier tzigane de Berkovitza où une épidémie sévissait. Il fallut des semaines pour diagnostiquer la maladie, faute de tests disponibles. Le système médical était alors dans un état de dénuement indescriptible. Mon état s’aggravant, je fus hospitalisé. Pendant plusieurs jours j’étais si mal que je différenciais à peine le jour de la nuit. Camélia me veillait, la fièvre me faisait délirer. On ne disposait guère que de vitamines et de tisanes pour se soigner. Je remontai peu à peu la pente et pus rentrer à la maison, mais pendant cet hiver là je restais si faible que le simple fait de monter rapidement un escalier exigeait que je m’allonge.
Mon stage continuait et je m’attachais aux chrétiens. Je devins en particulier très proche d’une famille, Stéphane et Bonka, avec leur petite fille Yoanna. Bonka luttait contre la maladie. Elle avait perdu ses deux reins et se faisait dialyser trois fois par semaine dans les conditions archaïques de l’hôpital de Montana. Quelques années auparavant, désespérée, Bonka avait reçu la visite de chrétiens, elle avait accepté le Seigneur, puis amené à la foi son mari. Ils étaient des piliers de l’Eglise, et malgré ses souffrances Bonka montrait un exemple de patience et de foi.
Hélas la situation continuait à se détériorer dans l’assemblée. Le pasteur provoquait conflit sur conflit par sa dureté, et je compris que nous devions partir. Notre premier garçon Martin venait de naître (août 1995) et nous nous sommes sentis poussés à déménager à Berkovitza, une petite ville à une vingtaine de kilomètres au sud de Montana, où j’avais remarqué une petite église abandonnée. Les communistes avaient persécuté l’assemblée, le pasteur avait été interné dans les camps, le culte avait cessé. Nous avons nettoyé et rouvert le petit bâtiment, et quelques uns des chrétiens d’autrefois se sont mis à revenir avec leurs enfants. Il y avait notamment Peter et sa femme Vassilka. Peter était l’un des fils du pasteur d’autrefois. Il se convertit presque tout de suite et devint notre bras droit. Je me suis beaucoup attaché à ce puissant homme de deux mètres de haut, fermier et éleveur, un frère droit, courageux et travailleur.
La vie à Berkovitza, il y a vingt ans, ressemblait à celle de la France du dix-neuvième siècle. Il n’y avait presque pas de véhicules et les gens se déplaçaient le plus souvent en charrette. Ils vivaient des jardins, des troupeaux et aussi du bois coupé dans les immenses forêts couvrant les montagnes alentour. Notre vie alors était un mélange de moments très attachants et d’autres bien plus difficiles. L’été j’aidais les gens dans les champs, et à la fenaison dans les alpages. Presque tous ces travaux se faisaient à la main comme autrefois et, la beauté du paysage aidant, j’avais le sentiment de vivre dans un monde à part, que les malheurs de la société moderne n’atteindraient jamais. Les hivers par contre étaient vraiment rudes et nous étions enlisés dans la neige des mois durant. Les deux premières années nous étions mal logés, dans une petite maison dont le plancher était cloué à même la terre. Il y avait tant d’humidité que parfois je devais éponger les murs. Deux ans plus tard nous avons pu acheter un joli appartement bien placé, et surtout bien sec. En hiver il n’y avait pas grand chose d’autre à faire que de visiter les gens et de discuter longuement au coin de la cheminée. Le temps semblait alors s’être arrêté. Nous faisions les cultes autour d’un grand poêle à bois, je garde un souvenir émouvant de ces moments-là. La petite assemblée commençait à grandir, malgré beaucoup d’opposition dans la ville. Les gens avaient peur de nous et j’ai plus d’une fois reçu des insultes et des menaces, mais aussi des marques d’amitié touchantes.
En janvier et février 1997, la Bulgarie traversa une crise grave. Le pays était encore gouverné par d’anciens communistes qui pillaient les ressources et soutenaient la mafia. L’économie s’effondra complètement, et il fallait des milliers de lévas pour acheter un pain à la boulangerie. Les magasins étaient vides, les institutions ne fonctionnaient plus, et la famine menaçait. Par des températures sibériennes le peuple descendit dans la rue. Manifestations, émeutes. On frôla la guerre civile mais par la grâce de Dieu finalement un gouvernement plus stable fut établi, et le sort affreux que la Bosnie ou le Kossovo connurent à cette même période fut épargné à notre pays.
Ce furent des temps de débrouille. Comme je recevais de l’argent de France, je passais le col avec ma vieille Renault 14 break et fouillais les entrepôts à Sofia à la recherche de nourriture que je ramenais à Berkovitza pour aider les amis. Avec en plus les produits de la campagne ça allait, mais c’étaient surtout les difficultés de santé qui posaient le plus de problèmes. Camélia réussit à accoucher de Benjamin à Sofia en mars 97. On avait évité le petit hôpital de Berkovitza où le matériel disponible équivalait à peu près à néant. Ma femme avait presque risqué sa vie à la naissance de Martin à Montana et je ne voulais pas que l’expérience se reproduise. De plus Martin avait un gros souffle au cœur et nous étions inquiets pour sa santé. Nous le faisions suivre à Sofia dans un établissement spécialisé où on nous disait chaque fois que sa situation était préoccupante, mais qu’il était dangereux d’opérer.
La petite assemblée grandissait mais je souffrais de la solitude. Le combat devenait de plus en plus rude. En octobre 1997 notre cher frère et ami Peter fut écrasé par un train dans son tracteur, à un passage à niveau défectueux, et mourut presque sur le coup. Ce fut un choc terrible pour nous, d’autant que sa femme perdit ensuite la foi. Une autre dame qui s’était convertie, Dora, ne put faire face à la tragédie qu’elle vivait. Son mari avait eu une attaque cérébrale et était devenu comme un légume. Sachant que seule, avec deux enfants à charge, elle ne pourrait jamais s’en sortir, Dora se pendit. C’était la réalité de la vie en Bulgarie alors, le désespoir et la misère étaient toujours à la porte, même dans les meilleurs moments. Avec mon épouse nous étions consternés. Je compris que si je n’avais pas une équipe fidèle autour de moi je ne tiendrais jamais le coup. Je cherchais désespérément des collaborateurs stables, mais où les trouver ? Aucun Français n’avait répondu à mes appels et il y avait très peu d’Eglises dans le pays. Je réussis cependant à constituer une petite équipe avec notamment un couple d’Ukrainiens, Ivan et Liudmila, et un couple pentecôtiste, Krassimir et Mariana. Krassimir était natif de Berkovitza, mais il s’était converti dans l’assemblée de Pentecôte de Shumen dans l’est du pays. Ivan aussi était de la même confession, et ils parlaient souvent de la guérison, du parler en langues et des prophéties. J’étais gêné par les différences doctrinales mais estimais que vu notre situation isolée nous n’avions guère le choix. J’espérais que les difficultés s’estomperaient avec le temps. C’était une erreur de jugement, car en réalité c’est le contraire qui arriva. La tension augmenta, des incidents pénibles se produisirent et je n’avais pas l’expérience et le discernement nécessaires pour y faire face. Pourtant l’assemblée continuait de grandir, nous avions même pu établir deux nouvelles stations à la campagne, et je me consolais des difficultés en espérant des jours meilleurs.
A l’été 1999 nous avons décidé de partir quelques mois en France, avec toute la famille. Nous étions très fatigués et les frères et sœurs fidèles qui nous soutenaient ne nous avaient pas vus depuis des années. De plus la santé de notre fils Martin nous inquiétait de plus en plus. De façon visible le petit garçon souffrait et avait du mal à grandir. Il fallait consulter dans un hôpital français. Je cherchai quelqu’un pour me remplacer à Berkovitza et invitai une famille d’amis, Stoyan et Iliana, originaires de Sandanski dans le sud, une région où l’œuvre de Dieu se développait alors beaucoup. Stoyan était un homme paisible, il m’inspirait confiance. Nous sommes partis fin août pour la France, notre tournée s’est très bien passée, mais par contre le diagnostic médical de Martin était sans appel : son aorte était presque entièrement bouchée, et il fallait opérer immédiatement. Sa vie était en danger mais le Seigneur manifesta sa bonté et l’opération réussit (6 décembre 1999, il avait alors 4 ans) Merci Seigneur ! Martin put se rétablir normalement.
Tout cela retarda notre programme et nous étions déjà en janvier 2000 lorsque nous avons pu retrouver Berkovitza enfouie sous la neige. La situation de l’assemblée était confuse. En notre absence Krassimir avait décidé que nous avions abandonné le poste et avait tenté de s’autoproclamer pasteur. Les gens refusèrent. A la nouvelle de notre retour il quitta précipitamment l’Eglise, mais réussit à inscrire chez les pentecôtistes une de nos stations à la campagne. Le couple ukrainien s’en alla aussi avant notre retour. J’invitai par contre Stoyan et Iliana à rester, ce qu’ils firent. Je ne pouvais m’imaginer continuer à travailler tout seul après avoir tant souffert de la solitude.
Le mois suivant survinrent des évènements qui devaient bouleverser l’œuvre et la propulser en avant de façon tout à fait inattendue. Un nouveau maire, favorable à notre Eglise, fut élu à Berkovitza. Sur le plan national, le gouvernement décida d’entreprendre le chemin pour intégrer l’Union Européenne, et la plupart des entraves à la liberté religieuse furent écartées. Un jour le maire me convoqua et me proposa un grand bâtiment pour notre Eglise. Je fus sidéré quand je le visitai. Sur une colline dans un cadre bucolique se dressait un long immeuble à deux étages, grossièrement construit, sans les finitions. C’était une école pour les enfants des élites du Parti, mise en construction puis abandonnée à la chute du communisme.
Le site était magnifique et offrait des possibilités immenses pour l’œuvre. Stoyan aimait la construction et était motivé. Nous avons cependant hésité et prié. Le prix était dérisoire mais nous n’avions pas l’argent. Cependant les portes s’ouvrirent. L’association française ‘Pain aux Hommes’ dirigée par le pasteur Charles Chaix nous promit de financer la première étape des travaux, et nous pûmes acheter le bâtiment et commencer immédiatement la construction de la nouvelle salle de culte.
Le chantier démarra à un rythme soutenu et le gros œuvre se fit tout au long de l’été 2000, l’un des plus chauds et secs que le pays ait jamais connu. Nous recrutions des brigades de travailleurs en villes, négocions et achetions des matériaux. Dans cette petite ville du fin fond où ne se passait presque jamais rien, tout le monde parlait de nous et de nombreuses personnes, par curiosité au début, se mirent à fréquenter l’assemblée. En juillet, par une température de fournaise la dalle du toit fut coulée et je me souviens d’avoir passé une partie de la nuit avec Stoyan à l’arroser pour que le béton ne se fissure pas. Finalement nous avons inauguré l’église en mai 2001, une très belle chapelle blanche au milieudes montagnes et des prairies verdoyantes. Nous étions très fiers et très heureux.
Les quelques années qui suivirent passèrent comme dans un rêve. Nous étions emportés par l’enthousiasme et une activité de plus en plus intense. L’œuvre de développa dans toutes les directions, et dans tous les domaines. De nombreux petits groupes purent être implantés un peu partout. Après une campagne d’évangélisation je fus retenu par une tempête de neige à Varchetz dans la vallée voisine, où il n’y avait alors aucun chrétien. Un très sympathique couple, Boris et Nina m’offrit l’hospitalité. Ils se convertirent peu de temps après tous les deux, et nous pûmes commencer à travailler dans leur petite ville, et aussi la banlieue tzigane de Zanojene, un quartier très pauvre, où un groupe se forma aussi. Dans la foulée de nouvelles stations se créèrent, à Roujintzi, Smirnenski et aussi Slivovic, ces villages de la grande plaine du Danube, au nord. A Slivovic c’est autour d’une jeune famille très attachante que le travail commença, Nikolai et Pétia. Pétia était native de Berkovitza. Elle s’était convertie en 1996 et le Seigneur l’avait délivrée de l’alcool et d’une vie très mondaine. Son père était tenancier de bar et c’est au milieu des ivrognes qu’elle avait passé son enfance. Pétia rencontra Nikolai à Slivovic, ils se marièrent et nous perdîmes contact avec eux un temps. Puis Nikolai se tourna lui aussi vers le Seigneur et ils nous invitèrent dans leur village et y ouvrirent leur maison.
De lieu en lieu, de bouche à oreille encore, d’autres groupes se fondèrent, surtout à la campagne, mais aussi à Montana, où Stephane et Bonka, épuisés par les difficultés avec Roumen nous demandèrent de commencer une nouvelle assemblée à partir de zéro. Bonka avait pu être transplantée d’un rein en Russie et sa santé allait mieux, mais ils aspiraient à une vie d’Eglise stable et paisible. Cela les poussa à nous solliciter et nous avons débuté une nouvelle œuvre en ville, qui pendant des années resta un très petit groupe se réunissant dans des salles ou des chambres d’hôtel louées. Nous avons même eu quelques temps un groupe dans la grande ville de Vratza, et au plus fort de cette période il nous arrivait dans nos tournées d’assurer une dizaine de réunions par semaine, et de rouler des milliers de kilomètres par mois. En plus nous avions une sorte de petite école biblique. Je donnais des cours moi-même et faisais venir des pasteurs français que je traduisais. Certains furent une grande bénédiction pour nous, comme notamment Samuel Boada de Toulouse, et Richard Doulière de Loriol dans la Drôme. Nous faisions aussi des distributions d’aide humanitaire, avions un petit centre médical pour soigner les personnes âgées, et allions sans cesse de l’avant, travaillant souvent au-delà du raisonnable.
Tout ceci nous amena à l’année 2005. L’œuvre était florissante, elle prospérait, et au moment où il eût fallu se réjouir le plus, je commençai peu à peu à ressentir un malaise, un sentiment indéfinissable de frustration. Quelque chose n’allait pas. Il m’arrivait parfois de prendre du recul, de réfléchir au sens des choses, et alors je me demandais si ce que nous faisions correspondait vraiment à ce que Dieu demande de son Eglise. Il me semblait que nos succès devenaient de plus en plus matériels, et que les cœurs ne changeaient pas vraiment. C’était beaucoup de religiosité, mais la piété était superficielle. Surtout, telle cette eau sombre qui suinte dans les cales d’un vieux navire, la mondanité s’infiltrait partout. Les relations autour de nous perdaient peu à peu cette affection et cette simplicité qui m’avaient tant touché dans les débuts de cette vie en Bulgarie.
Plus grave encore ! Alors que nous étions submergés de travail et qu’il eût fallu être très unis, la relation avec mon collaborateur se détériorait. Stoyan devenait de plus en plus silencieux et mystérieux. Il ne parlait presque pas, ne partageait presque plus rien avec moi et ne voulait plus que nous priions ensemble. Peu à peu son comportement devint erratique, marginal. Il faisait des crises de colère ou de désespoir, menaçait de quitter son poste, s’absentait des jours entiers sans que personne, sa femme comprise, ne sache où il se trouvait. Plusieurs fois je tentai de lui parler mais sans jamais parvenir à une communion satisfaisante. J’étais moi-même de plus en plus fatigué, et recommençais à souffrir de la solitude. Ma vie spirituelle et ma piété semblaient peu à peu se tarir. Je rêvais de réveil, autant dans ma vie personnelle que dans celle de l’Eglise, mais il me semblait que personne ne comprenait vraiment quels étaient les véritables enjeux de l’œuvre de Dieu, et moi-même me sentais de moins en moins certain de mes convictions.
Parfois j’étais tenté par l’enseignement des charismatiques, alors que j’avais déjà bien souffert de leurs excès. Je fréquentais à l’époque l’assemblée pentecôtisante Blaga Vest (la Bonne Nouvelle) de Sofia, et fis connaissance avec deux familles jeunes et très sympathiques, Vladimir et Iliana, et Nikolai et Boyana. Ils avaient des enfants. Presque sur un coup de tête je les avais invités à venir travailler avec nous. C’était une décision précipitée et irréfléchie, et, -mauvais signe- mon épouse, qui discernait mieux que moi beaucoup de choses, n’approuvait pas du tout. Elle avait raison, car les familles de Vladi et Nikolai se révélèrent être superficielles, paresseuses et instables. Ces ‘amis’ finirent par nous abandonner par la suite, encore un échec, et pourtant une simple broutille en comparaison du désastre qui approchait.
Les nuages s’accumulaient, le ciel s’assombrissait, je me sentais de plus en plus mal. Des blessures du passé, de mon enfance notamment se rouvrirent. C’est à cette période que je découvris la Mission Timothée. C’était en fait plutôt une sorte de redécouverte, car j’avais assisté à un ou deux camps pendant mon enfance et en avais gardé un très bon souvenir. J’avais aussi quelques cassettes de chants à la maison et étais touché à chaque fois que je les écoutais. Je fis une visite à la Mission, et à cette occasion je pus partager avec Daniel et Jérémie mon fardeau pour la situation en Bulgarie. Nous avons prié ensemble en relation avec certaines de mes difficultés, je me suis senti vraiment accueilli à la Mission et les frères gagnèrent ma confiance. Daniel et Jérémie vinrent nous rendre visite plusieurs fois à Berkovitza et plusieurs amis Bulgares les apprécièrent beaucoup, dont Stéphane et Bonka. Le Seigneur me mit à cœur decommencer à collaborer avec la Mission et, accompagné de Camélia et des enfants, j’y fis plusieurs séjours. Lors d’un passage à Anduze j’avais aussi remarqué un beau jeune homme, Damien. Je ne savais pas pourquoi mais je ressentis le désir de faire sa connaissance. Lui, de son côté, avait été très touché par le rapport que j’avais fait de nos besoins en Bulgarie et il se révéla peu à peu qu’il avait une vocation missionnaire. Nous sommes devenus amis et Damien vint faire un long stage en été 2006. Son appel à venir servir parmi nous se confirma. Il se maria avec Marie-Neige en mars 2007 et ce jeune couple vint s’installer auprès de nous en Bulgarie le 22 avril 2007. Les pauvres, ils ne savaient pas ce qui les attendait ! Deux semaines plus tard, le 5 mai, l’œuvre s’effondra, et je dus abandonner précipitamment l’Eglise et tout le centre missionnaire de Berkovitza.
Même avec du recul il m’est encore difficile de comprendre pleinement quelles furent les causes de ce désastre, c’est encore plus délicat de les décrire. Tout au long de l’année 2006 le climat avait continué à se détériorer dans l’œuvre. Stoyan ne me parlait presque plus. Il faisait des crises de colère épouvantables. Plus tard je compris que depuis des années il vivait une double vie et que de nombreux forfaits accablaient sa conscience, mais alors je ne soupçonnais rien de tout cela. Comme Stoyan refusait toute discussion je décidai un jour de lui écrire une lettre. Je lui exprimai la souffrance que son comportement m’infligeait, mais aussi mon désir de trouver un chemin de paix et de réconciliation. Ce fut peine perdue. Stoyan se fâcha encore plus et je réalisai que notre collaboration allait vers l’impasse. J’allais devoir tôt ou tard lui demander de partir. Mais avant que je puisse le faire c’est lui qui fomenta une mutinerie et me chassa.
Au mois de mars 2007, Stoyan proposa au conseil de l’Eglise un projet ambitieux : aménager le reste du bâtiment pour en faire un complexe hôtelier de luxe, avec même une piscine couverte. L’argent serait obtenu en empruntant à crédit une forte somme d’argent. Je refusai, bien entendu, car la vocation de l’œuvre et des bâtiments était de servir l’Eglise et d’accueillir les malheureux de façon gratuite. Mais, étonnamment, tout le conseil et presque toute l’assemblée soutinrent Stoyan. Il leur avait fait briller des promesses de lucre, avait distillé goutte à goutte des calomnies contre moi, et avait préparé son coup depuis des mois à mon insu. Soutenu par les deux missions qui nous soutenaient, et par Damien qui venait tout juste d’arriver, je ne cédai pas aux pressions, ni aux menaces qui s’ensuivirent. Alors souffla un vent de folie. Stoyan me convoqua devant le conseil et demanda à chacun de voter pour soutenir une motion de non-confiance qui devait m’ôter tous mes droits en tant que pasteur de l’Eglise. Je tentai de répondre mais l’ambiance était survoltée, presque hystérique. On me coupait en permanence la parole et personne ne m’écoutait. Je sentir la peur, presque la panique m’envahir. Je criai à Dieu dans mon cœur : « Que se passe-il, Seigneur ? » Le Saint-Esprit me répondit immédiatement au travers d’un verset de l’Ancien Testament : « Ce n’est pas toi qu’ils rejettent, c’est moi, afin que je ne règne plus sur eux. » (1 Samuel 8 :7) « Mais que dois-je faire alors ? » la réponse vint à nouveau, aussi limpide et claire : « Et même je regarde toutes choses comme une perte, à cause de l’excellence de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour lequel j’ai renoncé à tout, et je les regarde comme de la boue, afin de gagner Christ, et d’être trouvé en lui… » (Philippiens 3 :9) « Alors que dois-je faire, Seigneur ? » Les mots s’inscrirent dans mon cœur, et malgré le tragique de la situation ils étaient étrangement porteurs de paix : « Tout perdre, mais être trouvé en moi ! » Je répondis à ces frères qui étaient devenus mes ennemis que je quitterai mon poste si l’Eglise acceptait ma démission, et sortis de la pièce. Au dehors, avec Damien nous avons été stupéfaits : un immense arc-en-ciel illuminait les sombres nuages d’une giboulée de printemps. Le Seigneur manifestait sa grâce dans l’épreuve, Son alliance éternelle de paix avec ses enfants.
Le dimanche venu Stoyan m’accusa devant toute l’assemblée réunie de manquer totalement à mes fonctions pastorales. Il porta aussi des accusations graves contre mon épouse et même mes enfants. L’ambiance était encore pire que lors de la rencontre du conseil. Un à uns les gens de l’Eglise se levèrent et déposèrent contre moi. Pas une seule personne ne me défendit. Les visages étaient transformés comme si un mauvais esprit avait pris le dessus. Impossible de parler, de se défendre, de proclamer sa foi. Le ton des accusations monta, l’atmosphère se chargea encore plus d’hostilité. J’ai repris ma Bible, encore sur le pupitre, et avec Damien nous sommes sortis le plus vite possible du bâtiment. Je ne devais plus jamais y revenir.
Je me souviens très bien de ce dimanche matin, lorsque nous sommes sortis de l’église, que nous avons traversé les prés pour revenir vers chez moi. Une journée magnifique de printemps, la nature en fleurs, les pentes boisées du Balkan, ce ciel bleu des pays de l’est. Damien s’est tourné vers moi, il était bouleversé, et m’a dit : « Je resterai toujours avec toi, quoi qu’il arrive ». Nous avions tout perdu, mais j’avais un ami auprès de moi.
J’étais complètement choqué, mais c’est étrange, sur le coup c’est une sorte de soulagement que je ressentis. Le Seigneur accordait ses consolations, et j’avais le sentiment qu’un énorme fardeau était tombé de mes épaules. Puis, les jours suivants, avec la force terrible d’un retour de flamme, la détresse m’envahit.
Alors commença ce combat qui allait être le mien et celui de ma famille des mois, des années durant. Ne pas sombrer dans le désespoir, dans le sommeil de la mort. Ces choses sont difficiles à exprimer avec des mots, mais il est des douleurs de l’âme plus terribles que, je pense, toute souffrance physique. Pendant plusieurs semaines je ne me souviens pas avoir dormi ou mangé correctement. Les nuits étaient peuplées de cauchemars, je me sentais perdu, à la dérive, emporté par le flot des circonstances. Cette Eglise, c’est à elle que j’avais consacré ma vie, à elle que j’avais tout donné. Je reçevais des nouvelles, l’assemblée dépérissait, se dispersait, et finit par disparaitre. J’espérais un heureux dénouement, mais il ne survint jamais. La peur, la colère, la culpabilité aussi, tout cela se mélangeait en moi.
C’est étrange comme l’âme humaine est complexe. Parfois j’allais mieux, j’étais apaisé. Il y avait aussi des instants d’euphorie, d’immense espoir, comme si mon cœur voulait conjurer la réalité. Puis le sombre désespoir revenait. Mon ami Damien s’étonnait, à raison, de mes sautes d’humeur.
A certains moments je crois que je fus très près de perdre la foi. Il y avait la colère, cette révolte brûlante, provocatrice, lorsque j’étais aussi submergé parfois par la tentation de m’enfuir, de tout abandonner. Et puis d’interminables passages apathiques, indifférents. Je me souviens m’être demandé un jour si Dieu existait vraiment. Je pris la Bible, je lus dans les Psaumes, Esaïe, les épîtres. Le Seigneur me parla, il garda mon cœur. Souvent Damien, Daniel, les frères me consolèrent, m’exhortèrent.
Un après-midi de juin, quelques semaines après la crise, j’étais assis dans le jardin de notre petite maison de campagne, dans un hameau de montagne isolé. Je me souviens tout à fait de ce moment, le vent tiède qui faisait bruisser les feuilles et onduler les herbes, le crissement des grillons, toute cette vie autour de moi. « Seigneur, dis-je, que faire, je suis un homme fini ». A ce moment j’eus l’impression qu’Il me répondait, me mettant à cœur de nouveau un passage : « Quel est donc le serviteur fidèle et prudent, que son maître a établi sur ses gens, pour leur donner la nourriture au temps convenable? Heureux ce serviteur, que son maître, à son arrivée, trouvera faisant ainsi! Je vous le dis en vérité, il l’établira sur tous ses biens. » (Mt 24 :45-47) Le message était clair : le Seigneur Jésus me demandait de continuer.
Avec qui ? Damien et moi avons visité nos petites stations à la campagne, sondé le cœur des amis. Beaucoup d’entre eux nous restèrent fidèles. Boris et Nina à Vachetz, Stephane et Bonka à Montana, Nikolai et Pétia à Slivovic. Il y avait aussi une famille très discrète de Berkovitza, Ivan et Sonia. Ils étaient absents le jour de la mutinerie et me partagèrent leur désir de nous rester fidèles. C’était vraiment touchant car c’étaient des gens simples, et depuis peu de temps dans la foi. Mais ils y avaient l’amour de la vérité dans leurs cœurs.
Nous avons donc tout recommencé à zéro, autour de cette petite assemblée d’à peine plus d’une dizaine de personnes, se réunissant dans les tristes locaux d’un hôtel gris de Montana, vestige du communisme. Pendant ce temps ma famille souffrait beaucoup. Restée à Berkovitza où nous vivions encore elle ne fréquentait plus de réunions. Mes enfants furent chassés par Stoyan de l’école du dimanche. Ils perdirent la foi et, aujourd’hui encore ne sont pas convertis. Camélia mena un long combat et lorsque trois ans plus tard nous avons finalement déménagé dans sa maison natale de Montana, elle recommença à fréquenter l’assemblée, de temps en temps au début. Mais il allait falloir encore de longues années pour qu’elle surmonte le choc de ce que nous avions vécu, et qu’elle se sente à peu près en sécurité dans l’Eglise.
Durant les années qui suivirent l’œuvre se développa très lentement, mais par contre le Seigneur nous conduisit de façon de plus en plus précise vers les pauvres, les malheureux et les marginaux. C’est Damien qui, le premier, eut à cœur tous ces jeunes qui errent dans les rues de Montana, vivant de rapine, de prostitution, de trafics en tous genres. Surtout des jeunes tziganes, mais aussi des Bulgares. Il accueillit à l’étage du bas de sa maison tous ceux qui frappaient à la porte. La pègre, vraiment. Au tout début deux jeunes filles tziganes, Roumiana et Viliana. Des voleuses, et Roumiana était même un peu lesbienne. Puis apparut une figure emblématique, un jeune que nous avons beaucoup aimé, Dani le Tatoué. Il était effectivement couvert de mauvais tatouages, presque des gribouillages, un garçon sauvage et très attachant en même temps. Il vivait de larcins et autres magouilles et finit par se retrouver là où presque tous nos nouveaux amis font régulièrement des stages, la prison de Vratza.
Damien alla plusieurs fois lui rendre visite au parloir. Il y fit la connaissance d’autres prisonniers. Il y avait Mitko, Stoycho et Bojidar, tous trois purgeaient des peines très lourdes, leur existence était seulement désespoir. Damien eut à cœur que nous demandions, pour lui et moi, un statut d’aumôniers de prison à l’union baptiste de Bulgarie. Nous avons préparé les documents et notre demande fut agréée. Nous avions le droit de faire des vraies réunions mais au début Damien allait seul à la prison. Mal remis de mes aventures précédentes, j’étais sceptique, j’avais peur. Puis je l’ai accompagné, au début juste pour voir, et les détenus sont devenus aussi mes amis. Ils étaient attachants, en somme des hommes tout à fait comme nous, souvent proches de nous dans leur simplicité. Bien sûr ce sont souvent des roublards et des menteurs aussi, il faut se méfier, faire attention à ce qu’ils disent. Mais apporter une parole d’espérance dans l’univers carcéral était une œuvre bénie, un grand privilège.
Le véritable combat, c’était lorsqu’ils sortaient. Rejetés de tous, acculés à la misère, souvent sans même un toit, ils rechutaient, récidivaient. A Slivovic Nikolai et Pétia avaient à cœur ce ministère, ils proposèrent d’accueillir les prisonniers qui le désireraient dans leur petite ferme à la campagne. La place manquant dans leur petite chaumière, la Mission nous a aidés en 2011 à acheter une maison que nous avons commencé à nettoyer et à aménager. Nous avons pu y accueillir au cours des années plusieurs détenus, et aussi d’autres malheureux qui frappaient à la porte. Il y a eu, parmi d’autres, Dobromir, un orphelin qui resta presque un an à Slivovic, Rangel, Yordanka-une prostituée, et bien sûr Martin Kirchev.
Martin, c’est toute une histoire, porteuse d’un grand espoir car ce bel homme tzigane est resté dans la foi, il a une famille à peu près stable jusqu’à aujourd’hui, et nous aime beaucoup. Il est cependant difficile d’imaginer d’où il vient. Abandonné par sa mère, élevé par un père débauché dans la boue du ghetto tzigane de Kosharnik, une banlieue pourrie de Montana, Martin ne passa pas une journée de sa vie sur les bancs de l’école. Face à une misère épouvantable, il doit la vie à sa grand-mère qui lui témoigna de l’affection et le soutint souvent. Devenu grand, Martin était mêlé à toutes les combines des bas-fonds de Montana. C’était je pense une terreur pour beaucoup de policiers, et à la prison aussi, où il fit plusieurs séjours. Il finit cependant pas se convertir, et aime le Seigneur jusqu’à aujourd’hui, même s’il y a encore beaucoup de chemin à parcourir, et de victoires à remporter.
Le travail missionnaire se poursuivit peu à peu tout au long de ces années. J’appréciais de plus en plus de travailler avec Damien, un homme doux et paisible, alors que mon tempérament à moi est nettement plus émotionnel. Notre relation était bénie, mais le travail hérissé de difficultés, comme une nouvelle école de patience. Nous étions très peu nombreux à Montana, avec de plus des problèmes de locaux pour l’assemblée. Après avoir été chassés de plusieurs salles, nous avons pu obtenir le droit de construire un petit bâtiment sur un bout de terrain, sympathique mais la place manquait cruellement. Les enfants se réunissaient à part, chez Damien, où Marie-Neige avait aussi installé un atelier de couture pour offrir du travail aux dames au chômage. Nous avons une petite association et les produits sont vendus dans les assemblées de la Mission en France. L’Eglise se mit à grandir peu à peu, mais si lentement que nous avions souvent l’impression de faire du sur place. La situation du pays stagnait. Montana restait une ville pauvre, déshéritée, à la jeunesse désespérée. Nous avions sans cesse la misère devant nous. Plusieurs fois nous avons été abandonnés et trahis par des personnes à qui nous avions ouvert notre cœur. A part Martin la plupart des jeunes en difficultés ne se convertirent pas, même si nous conservons de bons contacts avec beaucoup d’entre eux. Stéphane et Bonka nous soutenaient, mais la santé de Bonka déclinait peu à peu malgré son rein transplanté, et elle nous quitta pour retourner auprès de Seigneur en 2015. Ce fut très dur pour Stéphane qui resta seul plusieurs années avant de se remarier avec une dame chrétienne de l’assemblée.
C’est surtout à Slivovic que nous avons été encouragés, là-bas les choses bougeaient. Avec des équipes d’amis de la Mission nous avons fait plusieurs camps de travail et d’entraide, ce furent des moments vraiment heureux. Une jeune femme française, Lydie-Anne fut touchée lors de ces camps et reçut un appel pour venir vivre à Slivovic et servir dans la maison d’accueil tout en commençant une miellerie. Un autre ami Suisse à la retraite, Markus, acheta une petite maison qu’il agrandit pour améliorer les capacités d’accueil et donner du travail à Nikolai et aux jeunes accueillis.
C’est à cette période-là (en 2016) que Damien ramassa au bord de la route Liubomir, un drogué d’une trentaine d’années, un homme très sensible et attachant. Il fut touché dès la première fois qu’il entendit la parole, et se convertit peu après. Dans la maison d’accueil plusieurs jeunes étaient accueillis en permanence ou temporairement, mais nous étions sur le point de subir un nouveau revers dont les conséquences allaient être dramatiques. Nikolai abandonna subitement son poste (il était en grande partie responsable de l’accueil) afin de répondre à une offre alléchante de travail en Allemagne. Il laissait derrière toute sa famille, l’assemblée et les gars dont il s’occupait. La suite de l’histoire est bien triste. Nikolai et Pétia prirent de plus en plus de distance avec nous, puis se séparèrent de nous définitivement. Les jeunes ne purent rester à Slivovic, et Liubomir, après avoir un certain temps cherché son chemin à Montana, partit aussi travailler è l’étranger, seul et encore très vulnérable à ses vices passés. Plus tard il fut retrouvé dans le métro d’une ville Allemande, décédé d’une overdose. Une véritable tragédie.
La vie, le travail en Bulgarie. Des combats, des trahisons, de l’opposition en permanence. Un pays accablé par l’occultisme, la corruption, le désespoir. On pourrait croire que rien ne se passera jamais, et pourtant le Seigneur agit, son œuvre progresse, Il bâtit son Eglise. Malgré les difficultés notre assemblée à Montana a continué de croître peu à peu. Notre local était très petit, nous étions de plus en plus à l’étroit. En 2017 l’union Baptiste nous a proposé un grand bâtiment désaffecté. Plusieurs personnes nouvelles se sont mises à venir, attirées par l’amour fraternel et la Parole. Mitko vient de sortir de prison. Il part vivre à Slovovic. Après quatorze ans derrière les barreaux il aspire à une vie nouvelle, et nous prions que le Seigneur le garde dans la foi.
Comment terminer ces quelques mots de témoignage ? Peut-on conclure alors que l’histoire n’est pas terminée ? Que d’années passées, d’épreuves et de délivrances miraculeuses aussi ! Lorsque je déposai mes valises à Varna en juin 1993, j’avais à peine vingt-quatre ans. Maintenant j’ai atteint la cinquantaine, mes cheveux ont blanchi, mes enfants sont de beaux jeunes hommes. Tout ce temps est passé si vite, le Seigneur a été tellement bon, tellement fidèle ! Que faut-il retenir d’une vie humaine ? La grâce de notre Dieu manifestée en Jésus-Christ, la reconnaissance qui jaillit de nos cœurs, et cette espérance qui resplendit et brille, même en ces terres tellement marquées par les détresses du passé, tellement assoiffées de cette justice qui ne se trouve que dans le message de la Bonne Nouvelle de Jésus.